Michel DEZA Chercheur en Mathematiques et Informatique, Directeur de Recherche au CNRS LIENS, DMI, Ecole Normale Superieure, Paris Syndique SNTRS-CGT http://www.dmi.ens.fr/~deza COMMUNIQUE du 1 decembre 1998 RECHERCHE SCIENTIFIQUE: CE QUI DOIT CHANGER Le 3 decembre, une journee d'action aura lieu a l'appel unanime de toutes les organisations representatives du monde scientifique (pour Paris, rassemblement a 14h Place Jussieu). Il s'agit d'une manifestation importante. Elle est destinee a exprimer un rejet des projets de reforme proposes par l'actuel ministre de tutelle, l'un des rares ministres de gauche a avoir recu publiquement l'encouragement de l'hebdomadaire Minute (a la une de son numero du 21 octobre sur le mouvement lyceen). Rejet plus que justifie, car la voie de la privatisation de l'ensemble Education Nationale - Universite - Recherche amorcee par ces reformes peut, vu l'importance des enjeux economiques et l'actuelle fragilite de l'economie francaise, faire craindre la pire des braderies (voir, par exemple, le livre de J. MONTALDO "Main basse sur l'or de la France", Albin Michel 1998). NECESSITE D'UN BILAN Cependant, il est egalement admis qu'une critique du fonctionnement des actuelles institutions scientifiques est necessaire. En temoignent notamment: - les "affaires" d'une certaine gravite qui ont secoue le monde scientifique au cours des dernieres annees: l'affaire de l'ARC dans laquelle, tout en respectant la presomption d'innocence, on peut se demander comment un Conseil d'Administration ou siegent depuis toujours de tres hauts representants de la hierarchie a-t-il pu en arriver a ne pas etre en mesure de rendre des comptes sur sa gestion avec la clarte suffisante pour eviter une enquete penale; ou l'affaire dite "du gene de l'obesite" ou, a en croire la revue britannique Nature (e.g. son numero du 29 octobre 1998, article de D. BUTLER) l'enquete administrative aurait de la peine a progresser alors qu'une enquete penale serait en cours); ou encore celle du sang contamine... - les echecs recents de grands programmes (ACRI dans l'informatique, LOCSTAR dans le spatial...); les rapports defavorables des instances de controle (e.g. de l'IGAS sur le Centre A. Lacassagne de Nice); les situations conflictuelles dans de nombreux laboratoires et leur aggravation croissante (e.g. au College de France, la spirale ayant "abouti" a une plainte penale pour discrimination et a une saisine de la Cour Europeenne des Droits de l'Homme; ou, par rapport a ma propre situation, a l'Ecole Normale Superieure, voir mon site web); les critiques a peine voilees exprimees par la communaute, mais restees sans suite (e.g. sur l'operation de transfert a Auteil du Siege du CNRS en 1993 suite a a un echange avec la societe TOTAL); ou un nombre important de condamnations en justice des institutions scientifiques, malgre leurs services juridiques... ASSERVISSEMENT DU TRAVAIL INTELLECTUEL Les annees 80, que le Procureur de Montgolfier avait appelees en audience publique "annees de fric et de toc", ont ete marquees par une evolution affairiste de la societe qui ne pouvait pas ne pas impregner les institutions scientifiques. Au cours des deux dernieres decennies, on a vu s'y developper une vraie caste de "directeurs" "coordonnateurs", "administrateurs", "gestionnaires", "meneurs d'hommes"... prenant indument le dessus, a partir d'activites jadis jugees subalternes, sur les activites vraiement creatrices et sur les vrais createurs des idees, projets et resultats scientifiques. Cette constellation de "gestionnaires a vie" forme un groupe ferme ou l'on passe d'une fonction a une autre au sein des appareils des institutions scientifiques (presidences, directions, comites, administrations...) et dont les membres peuvent meme cumuler des fonctions. L'expression "nomenklatura" me semble bien convenir a un tel milieu, car il s'agit d'un cercle dont les membres echappent a toute evaluation reelle de leur activite et qui ne sont plus juges d'apres leur travail de recherche. Par exemple, a la note de l'Intersyndicale du Laboratoire de Physique Corpusculaire du College de France du 14 novembre 1998 faisant remarquer que le Professeur-Directeur du laboratoire "echappe a l'evaluation scientifique que connaissent tous les chercheurs du CNRS", le Professeur-Directeur a repondu (lettre adressee par ce dernier, le 18 novembre 1998, a Messieurs le Directeur de l'IN2P3 et l'Administrateur du College de France): "Le Directeur d'un laboratoire est evalue de facto par l'evaluation de son laboratoire..." Autrement dit, le directeur d'un laboratoire n'aurait aucune obligation de production scientifique personnelle et pourrait legitimement se considerer detenteur des resultats obtenus par les chercheurs de son unite! Dans cette simple phrase, remarquable de sincerite, se trouve condensee l'expression de tous les dysfonctionnements qui accablent la recherche scientifique francaise et oberent ses performances. De meme, sans vouloir le moins du monde mettre en cause la personnalite nommee, on peut se demander si la reconduction, pour un troisieme mandat consecutif de trois ans, de l'actuel President du CNRS (Conseil des Ministres du 18 novembre) constitue la meilleure reponse a la periode de decadence qu'ont connu les etablissements scientifiques francais au cours de la derniere decennie, et si l'arrivee de nouveaux dirigeants n'etait exigee par la transparence et la necessite evidente d'un changement de style de travail. Dans cette logique de renforcement du pouvoir et d'asservissement du travail intellectuel, la precarite des personnels devient une arme politique: c'est pourquoi le chercheur-fonctionnaire gene par son independance et, comme le souligne tres justement le SNTRS-CGT, on voit l'emploi precaire se developper a grande allure dans la recherche scientifique. CE QUE NOUS DEVONS RECLAMER Un constat s'impose: les declarations initiales de l'actuelle equipe ministerielle contre la bureaucratie et en faveur de l'independance des chercheurs sont restees lettre morte: c'est tout le contraire que proposent les actuels projets de loi et de decrets. Si, en septembre 1997 dans Ciel et Espace, l'actuel Ministre avait denonce l'emprise indue du Secretariat General du CNRS sur des decisions appartenant aux scientifiques, dans deux courriers adresses le 17 septembre dernier a deux parlementaires, le meme Ministre me reproche d'avoir discute de ma situation avec le Directeur General du CNRS (une scientifique) a la place du Secretaire General. Contrairement a ce que peuvent laisser supposer certaines campagnes, les problemes de la recherche scientifique francaise ne datent pas de 1993 ou 1995, ni ne sont lies a la nomination de l'actuel Ministre. Mais il est tout aussi vrai qu'en fin de compte, ce dernier n'a opere aucune rupture avec l'evolution en cours depuis deux decennies. Sa politique, terre a terre, s'inscrit dans la meme logique et en aggrave les consequences et implications. Ni sur le plan de la debureaucratisation de la gestion, ni sur celui de la transparence, aucune amelioration n'est perceptible: seule la logique de precarisation "progresse". Ce decalage, permanent et croissant, entre propagande et realite dans le monde scientifique oblige a UN ETAT DES LIEUX RIGOUREUX PREALABLE A TOUT DEBAT. A ce jour, les elements d'information complets et objectifs font gravement defaut: de nombreux dossiers restent caches (rapports restes confidentiels, enquetes restees inachevees a cause des interets impliques... et combien, exactement, de precaires travaillent actuellement dans le recherche scientifique?). C'est pourquoi il me semble que la premiere mesure, pour sortir de l'impasse actuelle, doit etre la mise en place immediate d'une COMMISSION D'ENQUETE PARLEMENTAIRE SUR LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE. Michel DEZA