RECHERCHE SCIENTIFIQUE, RESPECT DU TRAVAIL ET DROITS DE L'HOMME

Remercions Claude ALLEGRE d'avoir fourni, dans l'Express du 17 décembre dernier et dans d'autres déclarations, une démonstration par l'absurde de la nécessité de transformer profondement les actuelles structures de la recherche scientifique, non pas dans le sens voulu par l'actuelle équipe ministérielle mais dans une direction diamétralement opposée. Il paraît douteux que les encouragements reçus de l'hebdomadaire "Minute" (e.g. à la une de son numéro du 21 octobre sur le mouvement lycéen) puissent compenser, pour l'actuel Ministre socialiste, le rejet unanime que lui ont opposé toutes les organisations et tendances syndicales devant les déclarations de guerre qu'il a publiquement adressées aux fonctionnaires de tous les organismes qui en dépendent. Mais c'est surtout par son manque de rigueur que le scientifique Claude ALLEGRE mérite le blâme.

En bon représentant de la "nomenklatura" scientifique, technologique et politique, le Ministre n'hésite pas à qualifier de "rente de situation" et d'"exception française" le statut de fonctionnaire d'un chargé de recherche docteur d'Etat dont les revenus sont inférieurs à 20.000 F par mois. Mais il ne trouve rien à redire sur les privilèges de hiérarchies au sein desquelles des revenus réels quatre fois plus élevés ne sont pas rares, sans compter l'absence d'évaluation réelle du travail de ceux qui en font partie et la latitude existante dans l'interprétation de la notion de "frais professionnels". Or, contrairement à ce que prétend Claude ALLEGRE, le "chercheur à vie" existe de facto dans tous les pays industrialisés. Tel n'est pas le cas de la pléthore de "directeurs et administrateurs à vie" que connaît actuellement la recherche scientifique française. Claude ALLEGRE souligne que certains chercheurs français deviennent "moins créatifs" la quarantaine passée. Mais, contrairement à ce qu'il laisse entendre, ce n'est point à cause de l'âge: nous vivons dans une société où le vieillissement des individus devient de plus en plus tardif. La décadence scientifique de ces collègues est une conséquence directe de leur abandon de la recherche active au bénéfice de l'exercice d'un pouvoir bien rémunéré au sein d'appareils de plus en plus remplis et ramifiés. Parallèlement, le manque d'autonomie dû à un embrigadement croissant frappe tous les chercheurs actifs, quel que soit leur âge. La précarisation des jeunes chercheurs n'est pas une retombée du statut "permanent" de leurs collègues plus expérimentés. Elle découle d'une volonté politique et du développement à grand train, et à budget constant, d'un "secteur tertiaire" dans les établissements scientifiques.

Car, au cours des deux derniéres décennies, ce sont précisément les hiérarchies des organismes scientifiques et technologiques qui ont été encouragées à s'attribuer des privilèges et à développer de vraies "rentes de situation". Elles ont créé, à ce titre, une vraie "exception française". Une conséquence très grave de cette évolution: le problème du respect des droits de l'homme se pose actuellement au sein des établissements scientifiques où, par exemple, des procédures "médicales" ou psychiatriques sont réclamées contre des chercheurs jugés dissidents (des parlementaires et des médias ont évoqué ce problème à plusieurs reprises) et où les plaintes pénales pour discrimination ne sont plus inédites. Même si tous les directeurs de laboratoire ne sont pas responsables de cette situation, le développement indu d'une caste hiérarchique et bureaucratique pouvait difficilement ne pas s'accompagner d'un mépris croissant du travail scientifique, de ceux qui en créent les initiatives et qui le mènent à terme. Bref, d'un rejet de ce que l'homme porte de meilleur en lui-même. Grave régression par rapport aux années 60 et 70, pendant lesquelles l'exercice de tâches de gestion par des scientifiques est resté un service rendu temporairement à leur communauté sans jamais devenir source de promotion.

Pire encore, une idée extrêmement dangereuse se développe en France sous la pression de l'actuel milieu dirigeant: la "recherche individuelle, à la Einstein ou à la Pasteur", serait périmée car ne pouvant plus émerger ni trouver une place dans un monde scientifique de plus en plus basé sur le rassemblement de compétences très diversifiées. Les nouveaux héros de la recherche seraient donc bien les "directeurs", "coordinateurs", "meneurs d'hommes"... en bref "ceux qui rassemblent et font travailler un grand nombre de chercheurs et de techniciens". La politique d'asservissement du travail intellectuel est ainsi poussée à ses limites. On refuse aux chercheurs européens une autonomie dont bénéficient bien leurs collègues d'outre-Atlantique et on condamne nos grands programmes scientifiques à devenir des exécutants des idées originales conçues aux Etats-Unis par des individus dont la valeur est reconnue et qu'aucun hiérarque ne parasite.

C'est à mon sens dans cette direction qu'il est urgent d'approfondir le débat sur l'avenir de la recherche scientifique française. Il s'agit d'un débat sur les valeurs et sur le rôle des hommes, que nous ne devons pas escamoter. Ni, en aucun cas, le confiner à un faux choix entre une "politique des années 80" et une "ligne ALLEGRE" car il s'agit, en réalité, de deux formes de la même dérive.

Michel DEZA
Directeur de Recherche au CNRS
LIENS, Ecole Normale Supérieure
Syndiqué au SNTRS-CGT
http://www.dmi.ens.fr/users/deza