Michel DEZA                                                                                12 avril 1998
17 passage de l'Industrie, 75010 PARIS; Téléphone et Fax: 0147703673
Mathématicien, Directeur de Recherche au CNRS (LIENS, Ecole Normale Supérieure)

à Madame (Monsieur)...

Député (Sénateur)

Les vrais problèmes de fond derrière l' "affaire DEZA"
ou la nécessité d'une commission d'enquête parlementaire sur la recherche.

Pour manifester ma disconformité envers une mutation d'office, revêtant manifestement le caractère d'une sanction et dont le but était de m'expulser de l'Ecole Normale Supérieure (ENS, où je suis affecté) pour des raisons que l'administration avoue être étrangères à ma valeur professionnelle, j'ai été contraint de faire une grève de la faim pendant seize jours.

1. Pourquoi une grève de la faim dans un établissement scientifique?

Théoriquement, les chercheurs scientifiques jouissent de droits reconnus par un statut de fonctionnaires. Les administrations de la recherche se présentent devant l'opinion publique comme des entités progressistes, d'idées avancées et ouvertes au dialogue. Mais la réalité est toute autre: c'est seulement après une longue grève de la faim de ma part, et à cause de l'émoi que cette action a produit à l'extérieur des institutions scientifiques comme parmi mes collègues, que l'administration (CNRS et ENS) a accepté l'ouverture d'un dialogue. Le CNRS venait d'être condamné par les Tribunaux administratifs pour des abus de pouvoir dont j'avais été victime, mais ces condamnations avaient eu pour effet d'accroître l'agressivité de l'administration à mon égard (mobilisant sa "Direction des Ressources Humaines"). Le simple fait d'avoir exercé le droit d'accès à la justice, reconnu à tous les citoyens par la Constitution Française et les Déclarations Européennes sur les Droits de l'Homme, avait conduit les responsables du CNRS et de l'ENS à me cataloguer, et me traiter, comme un élément antisocial.

2. Bref historique (je tiens un dossier plus complet à votre disposition)

J'ai été recruté par le CNRS en 1973 et nommé Maître de Recherche (actuel Directeur de Recherche de 2me classe) en 1979. En juillet 1992, j'ai été affecté au LIENS (laboratoire d'Informatique de l'Ecole Normale Supérieure). Au début de la même année, de retour d'une mission de deux ans au Japon, je m'étais heurté à une situation anormale: a) ma dotation financière avait été supprimée, me privant ainsi des moyens nécessaires à l'exercice de mes fonctions; b) ma carrière était bloquée, à l'accès au grade de Directeur de Recherche de 1re classe, pour des raisons qui me sont apparues arbitraires. Des recours gracieux de ma part n'ayant pas obtenu satisfaction, j'ai finalement décidé de saisir la juridiction administrative. Par des jugements des 29 avril et 4 novembre 1997, la Cour Administrative d'Appel (qui constate l'existence d'une "discrimination illégale") et le Tribunal Administratif de Paris ont estimé mes recours fondés et condamné le CNRS. Cependant, à cause de mon action contentieuse, la Direction du Département des Sciences pour l'Ingénieur du CNRS (lettre de Monsieur J.J. GAGNEPAIN) a fait annuler début 1993 tous mes programmes d'échanges internationaux au motif que "le CNRS est maintenant en procès avec ce chercheur". Cette voie de fait m'a porté un tort professionnel très grave. Les deux jugements précités sont intervenus très tardivement, alors que j'avais dû faire face à cinq ans de pressions et de mise sur la touche, pendant lesquels l'administration avait pu impunément durcir de plus en plus sa position. Même après ces jugements, la hiérarchie du CNRS et de l'ENS au plus haut niveau a poursuivi sa politique de représailles contre mes recours, aboutissant notamment à ma mutation d'office.

Mise en cause par mes recours, la hiérarchie a chargé l'administration de rechercher tout prétexte permettant de me sanctionner. Des dossiers disproportionnés ont été échauffaudés. Lors d'une mission que je devais effectuer en Allemagne au moment de la grève des personnels SNCF de l'automne 1995, j'ai dû changer mon billet de train par un billet d'avion, avec un surcoût de 1500 F pour lequel le Bureau des Missions m'a donné son accord. Vu l'urgence de la situation, le Bureau m'a conseillé de signer cette dépense de mon propre nom (ce qui était dans mes attributions, vu ma condition de responsable d'équipe et le montant des frais). Cette signature, qui dans des conditions normales aurait été une affaire de routine, a été exploitée pour tenter de m'imputer une faute professionnelle et engager une campagne de dénigrement personnel qui a abouti à ma mutation d'office sous couvert d'un prétendu "intérêt de la recherche" en décembre 1997. La procédure a été entachée de nombreuses irrégularités, jusqu'à la déformation de l'avis de l'instance d'évaluation scientifique. Je tiens à votre disposition la correspondance administrative échangée entre les différentes autorités et qui témoigne de leur volonté d'exercer des représailles à mon égard. Suite à ma grève de la faim, et aux réactions qu'elle a suscitées, Mme. le Directeur Général du CNRS a retiré ma mutation d'office et désigné des médiateurs. Mais le directeur du LIENS refuse d'exercer ses fonctions tant que j'y serai présent et, avec le soutien du Directeur de l'ENS, s'apprête à m'exclure du laboratoire dans le cadre de la contractualisation prévue pour l'année en cours. La hiérarchie scientifique exige d'avoir gain de cause à tout prix et refuse d'accepter le moindre tort.

3. Conclusion: nécessité d'une commission d'enquête parlementaire

Nous sommes confrontés à un problème de fond au sein des institutions scientifiques, les litiges entre la hiérarchie et les agents étant devenus nombreux au cours de la dernière décennie. Ces litiges n'impliquent pas des personnels en perte de vitesse sur le plan professionnel: ils touchent en général des chercheurs et techniciens dont le caractère est jugé trop indépendant et qui, pour cette raison et souvent parce que leur activité de recherche concurrence avec succès celle des protégés de la hiérarchie, subissent des mises à l'écart plus ou moins violentes (jusqu'à la destruction physique de laboratoires, e.g. le cas de Mme. et M. PARVEZ à Orsay). La mainmise sur les acquis professionnels de l'intéressé fait souvent partie des mobiles de l'abus de pouvoir. Tout se passe comme si le système n'était plus en mesure d'exploiter de façon positive l'énergie de ses effectifs humains, à cause d'une hiérarchie devenue toute-puissante et inamovible (il y a vingt ans, le retour à la base après quelques années était la règle, mais les actuels "directeurs" et "coordinateurs" restent à vie dans ces fonctions et forment un milieu à part). Cette hiérarchie, porteuse d'intérêts étroits étrangers à celui de la recherche, marginalise les initiatives créatrices et réprime l'indépendance de la pensée. Sciences et Avenir évoquait récemment (mars 1998) la nécessité de faire partie de "clubs" pour obtenir des financements: il convient de préciser que la soumission au système est également exigée (e.g. mon exclusion de toute collaboration internationale pour avoir saisi la juridiction administrative sur un problème sans rapport avec ces collaborations). Dans un contexte verrouillé, où la politique est coupée de la base et où très peu de voix osent s'exprimer avec franchise (y compris au sein des instances dites "paritaires"), des litiges dont le règlement aurait dû être aisé et dont l'existence même appelle des questions, deviennent des conflits aigus qui perdurent, s'aggravent au fil des années et poussent leurs victimes à des actions extrêmes comme seul moyen de se faire entendre.

Des cris d'alarme surgissent au sein même des institutions. Le rapport Ethique et institutions scientifiques du Comité d'Ethique du CNRS (juillet 1997 , accessible sur Internet à l'adresse www.cnrs.fr/ethique/ethsc.pdf) constate des dérives inquiétantes. Sans doute, ce rapport émanant de la hiérarchie elle-même et dont la teneur ne peut que refléter des compromis, ne va pas jusqu'au bout de la pensée qui l'a inspiré. Mais il nous en dit suffisamment pour que de nombreuses questions puissent légitimement être posées. Les pratiques d'influence, les chasses gardées, l'opacité dans les prises de décisions, la répression contre ceux qui signalent les dysfonctionnements... y sont dénoncées. L'un des auteurs du rapport plaide explicitement, dans le Journal du CNRS de mars 1998, pour la "formula américaine de protection des whistleblowers, les lanceurs d'alerte" alors que, quelques lignes plus haut, le même Journal du CNRS signale (p. 14) à propos du "scandale de l'ARC" que "pendant longtemps, ceux qui ont tenté de le dénoncer ont été pourchassés". On ne peut que s'émouvoir de ces constats et déclarations, auquels s'ajoute le "cas VIDELIER" (mise au placard d'un chercheur ayant dénoncé le négationnisme) et qui témoignent d'une déroute institutionnelle devant une situation devenue de plus en plus grave à cause de la passivité des pouvoirs publics.

Les réformes de la recherche scientifique et de l'Université ont été, depuis longtemps, systématiquement confiées à la hiérarchie scientifique elle-même: cette formule très contestable porte la responsabilité de l'impasse actuelle. Echappant à tout contrôle extérieur, la hiérarchie a servi ses propres intérêts et accru successivement ses pouvoirs et privilèges. Elle a développé une administration et une machinerie relationnelle pléthoriques, tout en étouffant la voix des chercheurs actifs qui pouvaient très difficilement arriver jusqu'aux médias et instances politiques de décision. Contre les dissidents, elle brandit la menace de bannissement de la "communauté scientifique". En occultant de graves dysfonctionnements, la hiérarchie scientifique a su persuader le monde politique d'un prétendu "bon fonctionement général" de la recherche et faire traduire une "nécessité de laisser travailler les scientifiques" par une "carte blanche" donnée aux dirigeants. Dans les rapports, les "problèmes de la recherche" sont réduits à des questions budgétaires et d'organigramme, l'indépendance des chercheurs étant assimilée de façon démagogique à ce qui de fait s'y oppose, à savoir le renforcement des pouvoirs et "autonomie" des directeurs de laboratoire. Cette involution, soutenue par des fonctionnaires ministériels tout aussi inamovibles, a provoqué après deux décennies une crise générale du système qui menace à présent l'économie du pays et qui me semble exiger la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire afin de faire le point, de façon indépendante et devant toute la Nation, sur l'ensemble des problèmes des établissements à vocation scientifique.

Je vous prie de recevoir l'expression de ma haute considération.

                                                                                          Michel DEZA